IX
— Il faut retrouver le tube d’écoulement des eaux, fit Morane, rompant ainsi le silence qui s’était établi entre ses compagnons et lui.
Il tendit le bras vers la gauche et continua :
— C’est par-là mais, avec cette purée de pois, on n’y voit pas à beaucoup plus d’un mètre. Je vais tâcher de m’orienter. Suivez-moi avec mille précautions.
Il se mit à ramper sur les tuiles couvertes de mousse gluante et, silencieusement, Ballantine et Jack Star l’imitèrent. Ils devaient avancer fort lentement, car la surface du toit était glissante à l’extrême et, à tout moment, l’un d’eux pouvait être précipité dans le vide. Mais le chéneau fut néanmoins atteint sans accident. Une fois là, les trois hommes tentèrent de s’orienter. A cause de la brume, ils ne pouvaient cependant distinguer grand-chose, tout étant noyé sous des monceaux d’ouate grise.
— Vous vous y reconnaissez, commandant ? interrogea Bill.
— Pas du tout, reconnut Morane. Mais, en principe, il n’y a qu’à suivre le bord du toit. Nous finirons bien par atteindre le tuyau. De toute façon, il faut trouver le moyen de descendre, sinon nous ne tarderons pas à être capturés… Quand nous aurons retrouvé le tuyau, nous nous laisserons glisser tout le long. En serez-vous capable, Jack ?
— Je ne sais… Peut-être…, répondit l’interpellé qui, en réalité, se sentait sur le point de perdre à nouveau connaissance.
Bob s’était remis à ramper le long du chéneau dans lequel, par temps de pluie, se déversaient les eaux coulant sur la pente du toit. Il fit ainsi cinq ou six mètres, jusqu’à ce que, au fond du chéneau, il sentit sous ses doigts une ouverture circulaire d’une dizaine de centimètres de diamètre environ. Le tuyau cherché était là, il n’y avait pas à douter. Se retournant vers ses compagnons, qui l’avaient suivi, Morane murmura :
— J’ai trouvé… Bill et vous, Jack, passerez les premiers pendant que je guetterai nos ennemis, qui doivent à présent cheminer dans le conduit d’aération. Si cela se présente bien, je m’arrangerai, avant de venir vous rejoindre, pour leur jouer un petit tour à ma façon.
— Je doute que M. Star puisse descendre par ses propres moyens, fit remarquer Bill. Il est trop faible et, à plusieurs reprises, j’ai dû lui prêter main-forte. Je propose de lui lier solidement les poignets. Il m’entourera alors la poitrine de ses bras, l’un passant par-dessus mon épaule droite, l’autre sous mon aisselle gauche, de façon à éviter qu’il ne m’étrangle. J’effectuerai la descente en le portant sur mon dos.
— Et si les crampons retenant le tuyau cèdent ? demanda Morane qui, pas un seul instant, ne crut l’Ecossais incapable de réussir un tel tour de force.
— Si les crampons cèdent ? fit le géant. Eh bien, M. Star et moi ferons le plongeon et, comme vous dites souvent, commandant, bonsoir la compagnie !
Il fut fait comme l’avait proposé Ballantine. A l’aide de sa cravate, Bob Morane lia soigneusement en croix les poignets de Star et, ce dernier ayant passé les bras autour du corps du géant, la descente commença. Bill, s’allongeant à plat ventre sur le chéneau, empoigna le rebord de celui-ci et, basculant les jambes dans le vide, saisit le tuyau de fonte. Jack Star l’aidait de son mieux, essayant de se changer le moins possible en poids mort.
Quand ses deux compagnons, l’un portant l’autre, eurent disparu sous lui, happés par le brouillard, Bob refit en sens inverse le chemin parcouru depuis leur sortie du conduit d’aération. Les talons fermement incrustés sous l’arête de deux tuiles, il attendit, accroupi, prêtant l’oreille. Une série de grincements sonores lui parvinrent. Il comprit que des hommes montaient vers lui, le long du boyau, et c’étaient leurs semelles, frottant contre la brique, qui produisaient ce bruit.
Morane sourit. « Pour qu’un liquide ne s’échappe pas d’une bouteille, que faut-il faire ? songea-t-il. Y mettre un bouchon, tout simplement. Voilà à quoi je vais m’employer… »
Très détendu, sûr de lui, Bob ne détachait pas ses regards du trou carré s’ouvrant à peine à cinquante centimètres de lui. Bientôt, une faible lueur, sans doute celle d’une torche électrique, parvint jusqu’à lui. Quelque chose bougea dans l’ouverture, puis une tête d’homme apparut, des épaules ensuite. Aussitôt, Morane entra en action. Son poing droit frappa, touchant avec force le menton de l’homme. Il y eut un claquement sec et les épaules et la tête disparurent soudain dans le trou. Sous lui, Bob entendit un remue-ménage, des cris, des imprécations glapies en chinois.
« Voilà le bouchon mis sur la bouteille, pensa Morane. Mon lascar doit être K.O. et, en tombant, son corps se sera replié, obstruant le passage. Ceux qui sont en dessous auront bien de la peine à le dégager avant qu’il ait repris conscience et, quand j’ai frappé, j’ai mis toute la sauce afin d’envoyer mon homme pour un bon bout de temps dans le paradis des boxeurs… »
Satisfait du bon tour qu’il venait de jouer à leurs poursuivants, le Français redescendit le long du toit et, en rampant, regagna l’endroit où le tuyau de fonte débouchait dans le chéneau. Moins de cinq minutes plus tard, il rejoignait Bill Ballantine et Jack Star qui l’attendaient au bas de la muraille.
— Gagnons la rue, dit Morane. Sous peu nous aurons toute la bande sur le dos.
Ils allaient s’avancer en direction du mur franchi à l’aller, mais ils s’immobilisèrent. Venant d’un point situé entre cette muraille et eux, des éclats de voix retentissaient.
— La route nous est coupée, murmura Bob. Si nous voulons atteindre la rue, nous risquons de tomber sur un second groupe de poursuivants. Essayons de filer par-derrière.
Bill portant à demi Jack Star, qui sentait ses forces s’épuiser de plus en plus, les trois fugitifs gagnèrent le fond de la cour. Afin de ne pas se faire repérer au son, ils évitaient de courir et comme, d’autre part, le brouillard, en les dissimulant, les favorisait, ils n’eurent pas de peine à atteindre le mur opposé qui, ruiné, ne formait plus qu’un éboulis de briques, qu’ils franchirent aisément, pour déboucher dans ce qui leur parut être une suite de terrains vagues, envahis seulement par les mauvaises herbes.
— Nous allons pouvoir prendre de l’avance sur nos poursuivants, dit Ballantine. Cela ira, monsieur Star ?
— Je le crois, répondit le blessé d’une voix faible. Si vous me soutenez un peu, je pourrai courir ou, tout au moins, marcher très vite.
Pendant que ses compagnons échangeaient ces paroles, Morane frappait le sol à coups de talon.
— Cela rend un son creux, constata-t-il. Nous ne sommes pas sur des terrains vagues, mais sur l’emplacement d’anciens bâtiments rasés lors du Blitz. Les mauvaises herbes font illusion, car elles poussent partout. Il leur suffit d’un peu de terre amenée par le vent, de quelques fissures. En réalité, nous nous trouvons sur des caves et nous devons avancer avec précaution à cause des trous qui pourraient s’ouvrir sous nos pas.
Sur ces sages conseils, Morane, Bill Ballantine et Jack Star – ce dernier toujours soutenu par l’Ecossais – s’avancèrent lentement à travers les ruines. A cause du brouillard, ils marchaient presque en aveugles. Les avertissements de Bob devaient porter leurs fruits car, à tout moment, des trous noirs, aux bords déchiquetés, s’ouvraient devant eux et il leur fallait les contourner, pour reprendre ensuite leur route.
Ils ne devaient pas tarder à acquérir la certitude d’être poursuivis car, dans leurs dos, des appels, des cris étouffés montaient, indiquant que les hommes de l’Ombre Jaune se hélaient afin de se communiquer les résultats de leurs recherches. Bientôt, connaissant parfaitement les lieux, ils retrouveraient la trace des fugitifs. En se retournant, ces derniers pouvaient d’ailleurs distinguer de vagues nébulosités, qui les renseignaient sur la position de leurs poursuivants, porteurs de torches électriques ou de fanaux.
Une ligne de murs bas, puis un sol pavé, indiquèrent à Bob et à ses compagnons qu’ils avaient quitté le champ de ruines et foulaient sans doute le sol d’une rue. Rapidement, Morane chercha à s’orienter. Au bout de quelques instants, il tendit le bras vers la droite.
— Fuyons de ce côté, dit-il. Je crois que c’est de cette direction que nous sommes venus. Pour être certains d’avancer en ligne droite et de ne pas quitter la rue, suivons la ligne des murs.
La fuite reprit mais, bientôt, les trois hommes se rendirent compte qu’ils avaient bien peu de chances d’échapper à leurs poursuivants. Non seulement ceux-ci, qui s’étaient séparés en plusieurs groupes, les pressaient de toutes parts, ainsi qu’en témoignait la lueur diffuse des lampes, mais Jack Star faiblissait de plus en plus. Il finit par s’arrêter, et Bill, qui n’avait cessé de le soutenir, sentit son corps mollir.
— Abandonnez-moi, murmura Star. Laissez-moi… Fuyez… Fuyez…
— Pas question, coupa Morane. Nous sommes venus ici pour vous sauver et nous ne nous en irons pas sans vous. Tâchons de nous mettre à l’abri quelque part afin que vous puissiez vous reposer un peu.
Sous un pan de mur en partie écroulé et formant auvent, ils trouvèrent le refuge cherché. Morane et Ballantine s’accroupirent, tandis que Jack Star s’allongeait sur le sol.
— Nous ne nous en tirerons pas, commandant, murmura Bill. Nos poursuivants se rapprochent et convergent vers nous – à chaque instant, leurs voix se font plus précises – et ils nous rejoindront avant peu. Ah ! s’il n’y avait pas M. Star. Mais il est si faible que je vais devoir le porter. Nous ne pouvons cependant pas l’abandonner.
Bob Morane ne répondit pas tout de suite. Il réfléchissait intensément.
— Il y aurait peut-être un moyen de s’en tirer, dit-il finalement, en relevant la tête. Les hommes de l’Ombre Jaune ignorent combien nous sommes exactement. Je propose que Jack et toi demeuriez cachés ici, sans bouger. Quand nos ennemis seront tout proches, je me découvrirai et me mettrai à courir, en faisant le plus de bruit possible, afin de les entraîner tous sur ma trace. Quand ils se seront éloignés, tu chargeras Jack sur tes épaules et tu t’empresseras de fuir ce quartier maudit. Si tu réussis, tu préviendras aussitôt Sir Archibald Baywatter, à Scotland Yard, pour qu’il envoie des équipes de policiers, avec autos radios et tout, de ce côté. Peut-être me retrouveront-ils encore vivant.
— Ou mort, s’ils vous retrouvent, commandant.
Le géant secoua la tête.
— Rien à faire, commandant. Je reste avec vous.
— Et moi, Bill, répondit Morane, je répète que je vais risquer le paquet, que tu sois d’accord ou pas. Tu feras ce que je te dis, un point c’est tout.
Ballantine n’insista pas. Toujours, à travers leurs aventures, Bob Morane avait pris la direction des opérations et, une fois encore, Bill le reconnaissait comme chef. Il demanda néanmoins :
— Et s’ils vous rejoignent, commandant, que se passera-t-il ?
Le Français se mit à rire silencieusement.
— Il me reste encore quelques poignées d’écrous, fit-il. C’est là une arme qui a fait ses preuves, tu le sais aussi bien que moi… Mais je crois qu’ils approchent. Bonne chance, Bill.
— Ne prononcez pas ce mot de « chance », commandant. Il porte malheur.
— Et toi, Bill, prononce tout ton saoul ce mot de « malheur », puisqu’il porte chance, répondit Morane qui, tout en étant un tantinet superstitieux, n’en avait pas moins la répartie facile.
Les voix des poursuivants retentissaient maintenant tout près et la lueur des lampes changeait le brouillard en une vapeur couleur d’or dans laquelle, bientôt, quelques silhouettes humaines se précisèrent.
Ce fut ce moment que Morane choisit pour bondir en avant, droit vers l’adversaire. Comme un boulet de canon, il passa parmi les hommes de l’Ombre Jaune, en bousculant plusieurs d’une poussée irrésistible. Quand il les eut dépassés, il se mit à courir, presque en aveugle, le long de la rue, dans la direction opposée à celle que ses compagnons à lui avaient tout à l’heure décidé de suivre.
Aussitôt, Bob entendit, derrière lui, le bruit d’une galopade effrénée. Il tourna la tête et comprit alors que la meute tout entière s’était lancée à ses trousses et que, s’il voulait lui échapper, il devait courir comme jamais encore il ne l’avait fait.
Pendant combien de temps Bob Morane avait-il fui ainsi, galopant semblait-il à travers un énorme paquet de coton ? Il lui eût été difficile de le dire. Transpirant, à bout de souffle, il en était arrivé à ce moment où le temps paraît avoir perdu toute valeur, où les minutes semblent des heures, les heures des minutes. Un seul espoir demeurait en lui, c’était que Bill Ballantine et Jack Star aient pu s’échapper, pour prévenir à temps le Commissioner.
A plusieurs reprises déjà, le Français avait failli être rejoint mais, à la dernière seconde, par un subterfuge quelconque, il avait pu regagner le terrain perdu. C’était avec terreur qu’il envisageait le moment où ses ennemis le rejoindraient, non à cause du fait lui-même, mais parce que, derrière ces ennemis, il y avait ce Monsieur Ming, alias l’Ombre Jaune, un des seuls personnages qui, dans un passé encore assez récent, l’avait vraiment, lui, Bob Morane, réduit à merci. Et c’était à ce même homme, à ce démon incarné, à cet esprit du mal que Bob Morane avait sauvé la vie. Si Bob, en supposant une telle chose possible, devait regretter un jour une de ses bonnes actions, ce ne pourrait être que celle-là.
La meute glapissante de ses poursuivants toujours sur ses talons, Bob s’engagea dans une rue, au milieu de laquelle il continua à courir, en se demandant quand il réussirait enfin à sortir de ce quartier infernal, à travers lequel il tournait sans doute en rond, incapable qu’il était de s’orienter dans cette brume.
Soudain, il s’arrêta pile. Un mur vertical, haut de plusieurs mètres, se dressait devant lui.
— Une impasse ! murmura-t-il. Je me suis fourvoyé dans une impasse !
Ses poursuivants s’y étaient engagés, eux aussi, et à présent, il n’y avait plus moyen de rebrousser chemin. En hâte, Bob, longeant la muraille, chercha une issue. Quelques briques détachées, un soupirail, lui permettraient peut-être de se mettre hors de portée de ses ennemis. Tout à coup, comme il franchissait une grosse touffe d’herbes folles, le sol céda sous lui. Il tenta de se retenir, mais en vain. Dans un bruit de pierrailles, il tomba dans un trou noir, qui lui paraissait sans fond.
La chute ne dura cependant pas longtemps. Au bout de trois ou quatre mètres, il toucha la surface d’une eau nauséabonde, dans laquelle il s’enfonça. Presque aussitôt, il revint à la surface et voulut se mettre à nager. Cela ne fut pas nécessaire cependant, car il avait pied, l’eau lui montant seulement jusque sous les aisselles.
« Il doit s’agir du gros tuyau collecteur d’un égout, pensa Bob. Une bombe aura crevé la voûte en explosant… Mais j’ai l’impression que les séides de Monsieur Ming ne sont plus loin à présent… »
Des voix retentissaient en effet au-dessus de sa tête, parlant chinois, langue que Morane connaissait assez pour comprendre que ses poursuivants s’étonnaient de sa brusque disparition.
« Pourvu qu’ils ne viennent pas jeter un coup d’œil dans ce trou, pensa encore Bob. Le mieux serait peut-être de m’éloigner. Je sens un léger courant. La Tamise n’est pas bien loin et, en suivant ce courant, j’ai sans doute beaucoup de chances d’y parvenir… »
Fendant de sa poitrine l’eau putride, il se mit à avancer dans ce qui lui semblait être un boyau large de deux mètres à peine. Quand il se fut un peu éloigné de l’ouverture par laquelle il était tombé, il leva les bras et ses mains rencontrèrent une voûte de pierres visqueuses.
Durant une demi-heure, Morane marcha ainsi. Le fond du boyau montait insensiblement, et bientôt, Bob n’eut plus de l’eau que jusqu’aux genoux, puis jusqu’aux chevilles. Un violent courant d’air frais et humide parvint jusqu’à lui, en même temps que des lambeaux de brouillard.
— La Tamise ! fit-il à mi-voix. J’ai atteint la Tamise !
Il ne se trompait pas mais, cependant, il dut bientôt déchanter, car il venait de se heurter à ce qui lui parut être des barreaux de fer. Certes, il avait bien atteint le fleuve, mais une solide grille l’en séparait.
Morane ne perdait pas facilement courage. Toutefois une brusque lassitude l’envahit devant ce nouveau coup du sort. Voilà qu’il croyait avoir échappé aux assassins lancés sur ses traces, et se trouvait finalement enfermé dans cet égout, sans la possibilité d’en sortir.
Un moment, Morane pensa appeler afin d’alerter quelque batelier, mais il pensa que ses cris pouvaient également attirer l’attention de ses adversaires qui, assurément, devaient continuer à rôder dans les parages. D’ailleurs, à cause du brouillard, les navires devaient passer trop loin de la berge pour que ses appels fussent entendus.
« Pour le moment, songea Bob, c’est sans doute marée basse mais, avant longtemps, l’eau va monter et, si je ne parviens pas à me sortir d’ici, je risque fort d’être noyé. Je suis excellent nageur peut-être, mais pas poisson. »
Comme l’angoisse, voire la panique commençait à le gagner, Bob aspira plusieurs goulées d’air en s’efforçant de demeurer immobile, afin de retrouver son calme. Seul, du sang-froid pouvait le tirer du mauvais pas dans lequel il se débattait.
Avec soin, pour le peu que le lui permettaient les ténèbres presque totales, il examina la grille, la tâtant avec insistance, à la façon d’un aveugle. Les barreaux, carrés de section, avaient environ cinq centimètres d’épaisseur et Bill Ballantine lui-même, avec sa force herculéenne, ne serait sans doute pas parvenu à les ébranler. Quant à la serrure, elle était énorme et son pêne, glissé à fond dans la gâche, fait d’un bloc d’acier de dix centimètres de largeur sur trois d’épaisseur. Restait le sol. En s’accroupissant et en tâtonnant, Bob reconnut qu’il était couvert de larges pavés de grès réunis par du ciment et recouverts d’une couche de boue gluante. Le ciment cependant, rongé par les acides de l’égout, se révélait écaillé, friable.
— Si je parvenais à desceller quelques-uns de ces pavés, soliloqua le Français, peut-être réussirai-je à me glisser sous la grille. Mon canif m’aidera dans cette besogne.
Il tira le petit couteau pliant de sa poche et l’ouvrit. Aussitôt, il se mit à la besogne. Ce fut plus long, et surtout moins aisé qu’il ne l’avait cru. Il dut travailler pendant une heure pour parvenir à arracher le premier pavé, et cela non sans s’être écorché les doigts et arraché les ongles.
Les autres pavés furent plus faciles à déplacer et, en moins de dix minutes, il en eut descellé une dizaine, libérant un espace qui, en largeur tout au moins, pouvait lui livrer passage. Mais la hauteur de cet espace, elle, n’était guère suffisante. Pour parvenir à se glisser sous la grille, il fallait creuser davantage et, sous les pavés, il y avait une épaisse couche de béton, compacte comme du métal et dans lequel la lame du canif, pourtant taillée dans l’acier le meilleur, ne mordait pas.
A nouveau, le découragement s’empara de Morane. Pendant qu’il travaillait, la marée avait monté et il avait à présent de l’eau jusqu’aux genoux. Une fureur, voisine du désespoir, fondit sur l’infortuné. Plié en deux, les mâchoires serrées, la sueur dégoulinant de son front, il se mit, le bras enfoncé sous l’eau, à piquer au hasard dans le béton, jusqu’au moment où sa lame se brisa net, au ras du manche. Et la marée continuait à monter, à monter…
— Je dois essayer de passer sous la grille, fit Bob à haute voix. C’est ma seule chance. Si je ne la tente pas immédiatement, il sera trop tard par la suite.
Il respira longuement et, se mettant à plat ventre dans l’eau noire, il glissa la tête sous la grille. La tête passa. Pour les épaules et le buste par contre, ce fut plus malaisé. Durant d’interminables secondes, Morane se contorsionna, se tortilla comme un serpent, déchirant ses vêtements, s’arrachant la peau du dos aux barreaux de métal rouillé. Par bonheur, sa longue expérience de la plongée sous-marine lui permettait de demeurer un temps assez long sous l’eau, sans respirer, et c’est ce qui le sauva. Après bien des efforts désespérés, il passa. Il se releva alors et, debout, de l’eau jusqu’à mi-cuisses, il demeura immobile, la bouche béante, respirant convulsivement pour absorber le plus possible de cet air nauséabond, chargé d’humidité et de suie, et qui lui paraissait cependant le plus salubre, le plus bienfaisant du monde.
Devant lui, Bob entendait mugir les sirènes de brumes, les trompes des remorqueurs, sans rien voir cependant à cause de la « purée de pois » qui, au ras de l’eau, se tassait comme de l’ouate.
La marée montait toujours, et Bob Morane comprit qu’il ne pouvait demeurer là. Le froid commençait à l’engourdir, et il lui fallait regagner la terre ferme au plus vite. Il avança de quelques pas. Le courant, assez violent en cet endroit, l’emporta et il se mit à nager avec une énergie voisine du désespoir.